Quand devient-on Israélien ?
Cette question rythme la vie de tout Olé Hadash. Est-ce à la réception de son passeport ? Est-ce le jour où l’Ivrit s’invite dans ses rêves ? Celui où le ton monte avec son Kablan ? Le soir où se discute la cuisson d’une épaule d’agneau avec ses collègues israéliens et palestiniens ? Ou quand les choix Hiloni/Dati, Limoud,/Kadima, Humousia Shouk A Carmel/ Haben Maran, Egos ou Maglan, se fixent ?
Après huit ans de vie en Israël, suis-je israélienne ? La réponse à cette question était cachée dans ma cage d’escalier. MAMAD, Merkhav Mugan Dirati, ou MAMAK, cet espace sécurisé au sein d’un appartement ou d’un étage d’immeuble, est un géant de béton armé. Il protège ses enfants des éclats d’obus avec ses muscles massifs. Il fait peur, il ne sent pas très bon, n’est pas accueillant. Et puis, un matin, nous ne sommes bien qu’entre ses bras.
Je me souviens de cette première fois, cette toute première fois où l’on ne savait pas. La sonnerie retentit et nous ne comprenons pas : un tékés ? Une alarme incendie ? Non ! Une Asaka. Ce mot que nous ne connaissions pas. Pas encore. Qui, bientôt, ne nous quittera pas. La tempête envahit la maisonnée : courir, pleurer, trembler, arriver les premiers. Les premiers oui mais, sans clé, sans téléphone, sans tee-shirt, sans eau, sans sous-vêtements, sans rien. La chambre forte du 4 ème étage de la rue Eliahou Hakhim à Tel Aviv n’était pas encore devenue pour nous un Mamad.
L’espace condensé avait plus les traits d’une Panic Room à l’anglaise, remplie d’étrangers, d’adolescents redevenus enfants l’espace d’un instant, et de la peur omniprésente du danger. Je prends ma dernière dans les bras, cachant de son corps ma demi-nudité, priant pour qu’elle ne sente pas, sous ma poitrine, mon cœur crier. Quand nous avions choisi l’appartement deux ans auparavant, l’idée ne nous était même pas venue de demander s’il était pourvu d’un abri.
Amateurs
Un jour, un ami nous pose la question, et nous nous tournons vers notre voisin Benny pour comprendre le mode d’emploi de notre immeuble, apparemment antérieur à la guerre du Golfe, donc non concerné par la loi de construction rendant obligatoires ces abris. Il nous apprend que le Mamad/Mamak du palier se trouve dans la cage d’escalier et qu’au rez-de-chaussée siège un Miklat (abri commun de l’immeuble) mais que nous n’avons pas le temps de l’atteindre dans le temps imparti.
La première fois passe, la peur reste. Nous sommes rappelés quelques minutes plus tard. L’expérience parle et l’intensité baisse. Nous sommes déjà différents : un bas de pyjama a été enfilé, Romy a embarqué son Ours géant et le chemin se fait en marchant. Les yeux sont toujours baissés et nous restons dépendants des autres pour savoir quand rentrer.
Débutants
Le lendemain, à présent conscients de la nuit installée dans nos vies, nos avenirs, nous filons au supermarché remplir notre caddie de toutes ces choses qui habituellement ne passent la porte qu’en temps de joie. Bonbons, snacks, chocolat.
Confirmés
Nous avons téléchargé les applications, sommes à présents des habitants connectés. Nous sortons de notre bulle et nous entamons la conversation. Là, dans l’escalier, derrière cette porte lourde, nos âmes s’échappent et se rencontrent. Nous vivons par succession de photos instantanées et la routine s’installe dans ce va-et- vient entre nos deux maisons.
Nous sourions à la réprimande répétée de la femme de Benny quand il arrive tard ou repart tôt. Pour lui, sa Kippa le protège plus que ces murs épais. Nous suivons la routine de la petite Maya que nous avons croisé avant, après la douche, endormie dans les bras de son papa, avec sa poussette et son bébé. Son sourire embellit ces petites minutes.
Nous rencontrons le vieux Deren, celui qui nous faisait de la peine avec sa vie d’assisté, sa mort annoncée, suspendue, attendue. Mais, dans cet espace partagé, le vieux Deren devient l’ancien combattant Sayeret Matkhal, l’unité de force spéciale de renseignements sur le terrain et de sauvetage des otages. Nous buvons ses paroles. Il entame un récit décousu de ses états d’arme, entrecoupé par les parenthèses de vie. Membre du premier commando en 1957, dans le Sinaï pendant la guerre de Kippour, il ouvre la fenêtre sur sa vie de secrets. Les filles attendent presque les Asakot à présent pour suivre les aventures du héros d’à côté.
Alors, le MAMAD se démystifie, l’angoisse s’anéantit, le « Je » aussi. Et nous devenons « Nous ». Nous devenons « Un ». Un groupe d’amis. Un réseau d’entraide. Un pays. Un peuple.
Notre petite famille, symbole jusqu’ici, de I ’Irréductible Occident au milieu de l’Orient, se fond maintenant dans son environnement. Nous comprenons, enfin.
Dans ce Mamad, nous avons découvert l’instantanéité d’un soulagement, la futilité d’un bâillement, la magie d’un rire d’enfant. Nous avons compris pourquoi ici la vie se conjugue au présent, par tous les temps.
Dans ce Mamad, nous avons rencontré la promiscuité, la douceur de la familiarité, la force d’un franc-parler. Pas le temps pour les sous-entendus. La vie se vit en grand, avec beaucoup de bruits, ou pas du tout.
Dans ce Mamad, nous avons goûté à la Emouna. La croyance absolue que D., Tsahal, la technologie, ou n’importe qui d’autre nous protègera. Israël vivra. La Vérité éclatera.
En voulant nous anéantir, ils ont ravivé les plus belles de nos qualités : la résilience, l’amour, la force, l’unité. Nous commencions à nous comporter en pays ordinaire, nous redevenons extraordinaires.
Et puis, un soir, le 07 novembre 2023, la Asaka sonna alors que nous venions de démarrer le dîner. Un bon repas à peine servi, nos verres de Castel en l’air, rendant hommage à la vie.
Alors, quand l’alerte nous appelle, un tout petit mois après nos débuts, nous éclatons de rire. Pas d’un rire amer, mais d’un rire vrai. Nous finissons tranquillement notre bouchée, prenons le sac sous le piano avec le jeu de tarot et décidons d’embarquer nos verres de vin. Alors, dans notre Mamad, nous trinquons à notre renaissance. A notre intégration. A notre tatouage local séché sur lequel nous pouvons lire : ISRAÉLIENS.
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